Ce billet inaugure la nouvelle série de contenus en français de Kreyonomi. Elle facilitera la publication de contenus en français que je n’ai pas le temps de traduire en créole ou que je préfère diffuser en français, selon l’inspiration du moment. Ce billet se base presque totalement sur un travail réalisé en été 2013 en équipe avec deux collègues agronomes, John-Vanley Aladin et Jean Renel Baptiste. A l’époque une nouvelle étude sur la filière maïs en Haiti venait d’être publiée, malheureusement elle est aujourd’hui difficile à trouver en ligne. Comme elle commence à dater, le lectorat est encouragé à consulter et à croiser les informations avec des sources plus récentes et à les mettre en perspective. Toutefois, l’étude recelait tout de même des informations précieuses et rares sur le fonctionnement de la filière. J’ai donc pensé que la synthèse ci-après avait sa place ici pour alimenter la réflexion sur les orientations à donner notre agriculture et à notre alimentation à l’heure et au lendemain de la COVID-19.
Le maïs en Haïti: mise en contexte
Cultivé sur tous les continents, principalement pour ses grains, le maïs constitue l’une des trois céréales les plus cultivées dans le monde. A l’heure où le maïs prend une importance sans cesse grandissante dans les pays développés (en raison du bioéthanol), elle demeure dans les pays moins développés, comme Haïti, une culture essentiellement vivrière, destinée à l’alimentation humaine. Le contexte d’insécurité et d’insuffisance alimentaires qui sévit dans le pays nous lance un appel urgent à une meilleure compréhension de la filière maïs, afin de mieux définir ultérieurement quelle importance lui accorder dans les politiques de développement du secteur agricole.
Ainsi, l’Analyse de la filière maïs en Haïti et appui au positionnement des OP (2013) dirigée par l’expert D. Halley des Fontaines (IRAM) dans le cadre du programme de Développement Économique des Filières Rurales (DEFI), financé par la BID, vient à point nommé. Dans un premier temps, nous présentons de façon synthétique les résultats et recommandations sur la filière avancés dans le rapport, et ensuite nous offrons une lecture critique de la portée et des limites du document.
Ce que le rapport nous apprend
Le rapport sur l’analyse de la filière maïs que nous avons étudié participe d’un triple objectif :
– Réaliser une analyse approfondie du fonctionnement de la filière de maïs en Haïti afin de comprendre les enjeux techniques, économiques, spatiaux et organisationnels ;
-Élaborer un cadre stratégique de développement de la filière maïs, en concertation avec les principaux acteurs de la filière ;
-Appuyer les OP dans les réflexions sur les stratégies d’intégration dans la filière maïs.
Vue d’ensemble et description de la filière maïs
Production et offre
La production nationale de maïs est caractérisée par des écarts importants (220 à 375 000 t) qui rendent difficile son estimation réelle et la formulation de scénarios de développement de la filière.
Ainsi l’estimation de la production nationale annuelle de maïs varie fortement suivant les sources consultées.
Organismes/Auteurs | CSA, MARNDR | B. Bayard | CNSA |
Niveau de production nationale estimé (maïs en grains) | 375 000 TM | 220 000 TM | 349 000 TM |
On s’accorde toutefois pour dire qu’en Haïti le maïs représente la culture la plus cultivée et la plus répandue. Les trois plus grands bassins de production de maïs en Haïti, par ordre d’importance (comparer avec cet atlas) sont : le Plateau central, le Sud (périmètres irriguées de la plaine des Cayes) et le Nord. Suivent les départements de l’Artibonite et de l’Ouest.
Des données, certes qualitatives, ont été évoquées concernant les destinations de la production locale de maïs. Ainsi on estime que: 5 à 10% de la production serait en maïs vert destiné au « maïs boucané » (maïs de bouche); 5% serait dédiée à la réutilisation pour les semences ; 5% de la production serait considéré en pertes ; la transformation en aliment bétail s’élèverait à 10% ; les exportations de maïs grain vers la République Dominicaine ne sont pas connues ; la transformation en maïs moulu constituerait le reste de la destination de la production nationale. Le maïs moulu à son tour se répartirait ainsi : l’autoconsommation représenterait 30% alors que 70% serait dédié à la vente ( y compris les sous-produits issus de la transformation, AK100, AK 1000, etc.).
Les importations de maïs en Haïti ne sont pas négligeables. Selon B. Bayard (Bayard, 2012), ces importations, telles que présentées dans le tableau ci-dessous, sont pratiquement en constante augmentation.
Tonnes | 2005 | 2006 | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 |
Maïs grain | 148 | 15 | 249 | 46 | 232 | ||
Maïs moulu | 2 956 | 1 550 | 4 807 | 17 377 | 15 850 | 15 635 |
Consommation et demande
Selon la CNSA, les habitudes alimentaires semblent changer et le riz est maintenant préféré au maïs par la population. Cependant, Haïti serait relativement proche de l’autosuffisance en maïs, même si le déficit s’élèverait, compte tenu des besoins et sans considérer les importations, à 1 870 000 t toutes céréales confondues.
Commercialisation
Les graphes suivants accusent l’existence de dynamiques relativement différentes entre les régions Nord et Sud du pays pour la production et la commercialisation du maïs. Les faibles niveaux d’accompagnement des producteurs dans le Nord, les faiblesses des infrastructures routières, et la forte demande dominicaine expliquent sans doute les différences de prix observés par rapport à ceux de Port-au-Prince.

La filière est organisée autour de trois types de marchés : les marchés ruraux, les marchés de regroupement (plus proches des villes secondaires) et les marchés urbains. Des acteurs importants dans la distribution des produits sur les différents marchés sont les « madan sara ». Le MARNDR les classe en : « madames saras locales » (1er niveau) qui agissent sur les marchés ruraux (ou des campagnes environnantes) et les marchés de regroupement afin de collecter, sur de faibles distances, les produits à proximité des zones de production ; madames saras régionales » (2ème niveau) qui transportent les produits qu’elles revendent sur les marchés de consommation (urbains surtout).
L’architecture de la filière pour les maïs grains et moulus permettent d’apprécier globalement les relations pouvant exister entre les principaux acteurs de la filière. Dans le schéma simplifié ci-dessous, il n’est représenté que le maïs grain (flèches bleues) et le maïs moulu (flèches orange). Les flèches les plus grosses désignent les flux principaux, par lesquels sont commercialisés les volumes les plus importants des produits issus de la production nationale. Les flèches en pointillés indiquent que les circuits sont possibles mais dans des quantités moindres (de la même manière, les acteurs en pointillés n’ont pas une place prépondérante par rapport à leurs appuis ou aux volumes de produits qu’ils font transiter).

Analyse financière de la filière maïs
Rentabilité des segments de la filière maïs
Segment des Producteurs : (Les coûts, les recettes et les marges sont en HTG)
Région | Système | Pratiques culturales | Coût total / Ha | Recettes totales / Ha | Marge nette / Ha | Retour sur investissement |
Nord | Pluvial | Motorisé | 15 426 | 24 419 | 8 992 | 0,6 |
Nord | Pluvial | Culture attelée | 14 640 | 26 000 | 11 360 | 0,8 |
Nord | Pluvial | Culture attelée, association | 6 440 | 9 199 | 2 759 | 0,4 |
Sud | Irrigué | Culture attelée | 9 938 | 17 938 | 8 000 | 0,8 |
Sud | Irrigué | Motorisé | 17 889 | 45 833 | 27 944 | 1,6 |
Segment de la vente de maïs : la principale charge de structure pour les acteurs de la commercialisation est formée par le coût d’achat du produit. Dès lors, la rentabilité de l’activité de ces acteurs est très sensible à la marge entre le prix d’achat du produit et le prix de sa revente. Les ratios de retour sur investissement de ces acteurs varient de 0,01 à 0,3.
Segment de la transformation : (Les coûts, les recettes et les marges sont en HTG)
Total coûts | Total recettes | Marge nette | Coût prestation (sac 135 kg) | Prix prestation (sac 135 kg) | |||
Moulin à marteau | Nord | CALI, CASR | 443 783 | 463 590 | 19 807 | 163 | 170 |
Moulin à marteau | Nord | CALAV | 460 971 | 449 232 | -11 739 | 149 | 145 |
Moulin à marteau | Sud | Les Cayes | 223 000 | 504 438 | 281 438 | 86 | 194 |
Rentabilité de la filière maïs
Système Maïs Grain Sud | Système Maïs Grain Nord | Système Maïs moulu- Les Cayes, P-au-P | Système maïs moulu – local les Cayes | Système maïs moulu – CALAV | Système maïs moulu – CALI / CASR [1] | |
Retour sur capital investi | 0,98 | 0,86 | 0,89 | 0,86 | 0,49 | 0,17 |
[1] CALAV : Chambre d’Agriculture de La Victoire ; CALI : Chambre d’Agriculture de Limonade ; CASR : Chambre d’Agriculture de Saint-Raphaël
L’analyse des budgets consolidés pour les systèmes retenus montre, pour les prix recueillis, que chacun des systèmes est rentable. La répartition des profits montre que les producteurs en perçoivent la part la plus importante, comprise entre 40 et 50%. Les marges sont également relativement réduites au niveau des commerçants et selon leurs dires en général : « 10 gourdes par marmites, 5 HTG pour le transport et 5 HTG pour moi ». La part des profits pour l’activité de transformation restent faibles et indiquent sans doute que des investissements pour des gains de productivité pourraient être menés également pour ces segments de la filière.

Propositions/recommandations et limites de l’analyse
Propositions directes aux Organisations de producteurs
À la suite de cette analyse, il est proposé aux OP de :
- Développer leur capacité de stockage et leur savoir-faire pour se positionner sur le marché du maïs grain.
- Se positionner davantage sur le marché du maïs moulu
- Conquérir des marchés de niche (pop-corn, corn-flakes)
- Mettre en place des pilotes pour la gestion
Propositions aux partenaires d’appui aux Organisations de producteurs
A la fin, il est recommandé aux partenaires d’appui (MARNDR, ONG, etc.) d’accompagner les OP :
A) Dans le court terme
Approfondir la connaissance de la filière, poursuivre les appuis aux OP et aux Chambres d’Agriculture en matière de comptabilité et de gestion, d’appuyer les OP sur le plan marketing pour valoriser leurs produits, Favoriser l’insertion et la professionnalisation des OP et des associations en révisant et légalisant leurs statuts et coordonner les interventions des différents intervenants dans la filière.
B) Dans le moyen terme
Mise en place d’un accompagnement technico-économique des producteurs et de leurs organisations ; Gestion et calendrier d’introduction de gains de productivité : semences, engrais, équipements de transformation, outils de travaux agricoles ; Orientation et relance de la recherche pour des solutions adaptées au contexte haïtien.
Commentaire critique
L’étude présente plusieurs limites: pour commencer, il y a les imperfections des données sur lesquelles elle se base, ensuite elle a été effectuée sur une durée trop courte (25 jours) pour bien cerner toute la complexité socio-économique de la filière dans un contexte plus large d’orientations des politiques publiques. Aujourd’hui, on pourrait ajouter le caractère désuet de certains prix et autres considérations. Toutefois, il est possible que les tendances n’aient pas trop changé. L’étude représente tout de même un pas important vers d’autres analyses approfondies sur la filière. Elle a aussi le mérite de montrer les potentialités non exploitées de la filière et de faire une analyse financière très éclairée sur la filière, et en vertu de ces résultats d’avancer des propositions d’amélioration. Toutefois, il convient de rester prudent, comme l’indique d’ailleurs le rapport, sur les résultats obtenus, car la connaissance de la filière est encore trop imparfaite pour pouvoir en tirer des conclusions arrêtées. De plus, la production et l’offre de maïs provenant des montagnes n’est pas du tout prise en compte dans le rapport.
Par ailleurs, il faut bien réfléchir à la stratégie d’augmentation de la production de maïs car elle peut se révéler contre-productive : elle peut déboucher sur une baisse des prix en raison de surplus des produits et ainsi décourager les producteurs à semer le maïs (ce qui se passe entre autres dans les Sud où les haricots sont préférés au maïs car plus rémunérateurs). En outre, si les importations occupent une place non négligeable, l’augmentation de production ne permettra pas automatiquement de reconquérir ces parts de marchés. Enfin, il est nécessaire de mener en parallèle les réflexions et les actions relatives à l’augmentation des volumes produits et à la sécurisation des débouchés pour les volumes supplémentaires.
Une réflexion sur “Une analyse de la filière maïs en Haiti”